samedi 5 mars 2011

Conférence de Mr Bruno ALGAN


Prépa au concours 2011 des IEP de Province / Questions contemporaines

Intervention préparée par Bruno ALGAN





                                               L’ARGENT




         Nombreuses sont les citations sur le thème de l’argent, car aussi nombreuses sont les formes que peut prendre cette notion d’argent. Ma citation préférée est celle de Balzac : « il faut de l’argent, même pour se passer d’argent ».

 Les différentes formes de l’argent peuvent être synthétisées en deux grandes catégories : une première catégorie peut regrouper ses multiples fonctions économiques et monétaires : moyen d’échange entre les individus, source de revenus, d’épargne et de constitution de patrimoine, moyen de financement de la consommation ou de l’investissement grâce au crédit. Nous consacrerons donc une première partie à l’examen de ces différentes fonctions « matérialistes » de l’argent. Nous parlerons également de la couleur de cet argent matériel, blanc dans ses usages légitimes, noir dans ses utilisations frauduleuses, avec les efforts entrepris pour lutter contre le « blanchiment » de cet argent sale.
        
Mais l’argent ne se réduit pas à ses fonctions économiques et monétaires. Il est en effet revêtu de significations morales, religieuses ou politiques, qui ont évolué historiquement, et qui lui donnent une dimension sociologique. L’argent est donc un phénomène social que nous aborderons dans la seconde partie. Et comme tout fait social, l’argent est connoté par rapport à des valeurs partagées. Contrairement au dicton célèbre de l’empereur romain Vespasien (à l’occasion de la mise en place d’une taxe sur l’urine), l’argent a une odeur, que l’homme feint souvent de ne pas sentir. Le philosophe français Henri Janson a complété judicieusement la citation de Vespasien, en déclarant « Ce n’est pas que l’argent n’ait pas d’odeur, c’est l’homme qui n’a pas d’odorat ».  




PREMIERE  PARTIE :


LA DIMENSION ECONOMIQUE ET MONETAIRE DE L’ARGENT
                                      La couleur de l’argent




        
         Dans la sphère économique, l’argent est d’abord et avant tout un moyen d’échange,qui favorise les transactions entre agents économiques en procurant une unité de compte pour mesurer et comparer la valeur des biens et services échangés. Son support matériel est la monnaie, qui est la première représentation de l’argent, en tous cas la plus concrète.  
         Ensuite, l’argent représente la valeur des revenus du travail ou du capital perçus par une personne sur une période donnée. Ces revenus accumulés constituent le patrimoine, c’est à dire l’ensemble des biens acquis grâce à l’argent épargné.
         Enfin l’argent peut être emprunté, grâce au crédit bancaire qui permet de financer la consommation ou les investissements des agents économiques.
         Toutefois, cet argent monétaire a parfois des origines troubles, et ses bénéficiaires vont alors tenter de le blanchir. La lutte anti-blanchiment de l’argent « noir » est devenue une préoccupation majeure des gouvernements.

1 ° La fonction monétaire de l’argent

         Le support matériel de l’argent est la monnaie, qui permet de faciliter les échanges, en procurant un instrument de mesure des valeurs. Elle sert d’unité de compte pour comparer la valeur des biens et services, qui seront échangés entre les agents économiques, qui ont confiance dans cet instrument.

         Une organisation sociale fondée sur l’échange est un préalable à l’utilisation de la monnaie. L’économiste écossais Adam Smith a parfaitement théorisé, dans « La richesse des nations », publié en 1776, la contribution de l’argent au progrès du commerce et de l’industrie : la multiplication des échanges lui apparaît comme la « raison irrésistible » de l’apparition de la monnaie. Pour cet auteur, l’argent fut inventé à cause de la nécessité de l’échange.
  Ensuite, pour que l’échange monétaire soit possible, il faut que l’utilisation de la monnaie soit aussi sûre que tout autre moyen d’échange, comme le troc par exemple. Il faut pour cela une autorité politique forte et centralisée, qui seule permet de maintenir la confiance dans la monnaie d’échange, en en garantissant sa valeur et donc son usage.
Au cours de l’histoire, on a vu apparaître différentes formes de monnaie. La monnaie marchandise fut la première à être utilisée, dans l’Antiquité, par les individus comme moyen de paiement (coquillages, barres de sel, jarres d’huile, plumes rouges en Océanie…). Ce système archaïque s’apparentait au troc, et limitait les échanges à un cercle humain et géographique très étroit. Ensuite est apparue, au 7ème siècle avant JC, la monnaie métallique : l’or et l’argent se sont vite imposés en raison de leur qualité physiques : ce sont des métaux rares, inaltérables et divisibles en pièces de différentes valeurs. La monnaie de papier n’est apparue que tardivement, au 18ème siècle : c’est le billet de banque, papier spécial imprimé par une autorité publique, sur lequel la valeur nominale indiquée est garantie par l’Etat. S’il a été longtemps convertible en or (c'est-à-dire en monnaie métallique), le billet de banque est désormais, depuis le milieu du 20ème siècle, totalement détaché du métal précieux. Définitivement inconvertible, il n’a de valeur que par ce qu’il est accepté par tous les agents économiques. Cette acceptation est basée sur la confiance, grâce à la garantie de l’Etat : la monnaie papier est devenue monnaie fiduciaire (fiducia=confiance).

Actuellement, dans nos sociétés modernes, deux types de monnaie sont en usage : la monnaie manuelle et la monnaie scripturale. La monnaie manuelle est constituée de pièces métalliques de faible valeur nominale, et de billets de banque, émis tous deux par la Banque centrale (Banque de France ou Banque Centrale Européenne pour les euros).Cette monnaie manuelle est également dénommée monnaie fiduciaire, car sa valeur faciale est infiniment supérieure à sa valeur réelle (quasi-nulle en poids de métal ou de papier) : c’est une monnaie à laquelle on fait confiance.
La monnaie scripturale (scriptura=écriture) est constituée par l’ensemble des inscriptions dans les comptes en banque. Elle circule d’un compte à l’autre par un simple jeu d’écritures comptables, grâce à des supports tels que le chèque, le virement, effets de commerce, avis de prélèvement ou règlements par carte bancaire.

Ce rapide rappel  historique met en lumière un processus de  dématérialisation progressive de la monnaie depuis 2 siècles, avec la suppression croissante de tout support matériel. Ce processus s’est développé en trois étapes : d’abord la monnaie métallique a régressé devant la monnaie manuelle ; ensuite les pièces et les billets ont perdu du terrain au profit de la monnaie scripturale sur supports papier (chèque et virement manuel) ; enfin, la monnaie scripturale papier recule de plus en plus devant les règlements électroniques (la carte bancaire a désormais supplanté le chèque comme moyen de paiement des particuliers).

        

2° L’argent que l’on gagne

         L’argent est un étalon qui permet de mesurer le niveau de revenus des individus ou des ménages. Le revenu se définit en effet comme les sommes d’argent perçues par un agent économique au cours d’une période considérée, en général un mois ou une année.
On peut rappeler quelques notions classiques sur les revenus. Les économistes distinguent les revenus primaires, perçus en contrepartie de la réalisation d’un facteur de production, et les revenus de transfert perçus sans contrepartie. Les revenus primaires comprennent d’une part les revenus du travail (salaires, honoraires pour les professions libérales ou facturations pour les travailleurs indépendants), et d’autre part les revenus du capital (intérêts sur placements, dividendes sur actions de sociétés, loyers sur biens immobiliers).
Les revenus de transfert correspondent à l’argent perçu sans contrepartie d’une participation à la production : les allocations familiales, les indemnités de chômage, le RMI, les retraites…
         Le revenu disponible est l’argent que conserve l’individu ou le ménage, après déduction des prélèvements fiscaux et sociaux opérés par les pouvoirs publics (impôts sur le revenu versé à l’Etat ; cotisations sociales versées aux organismes de sécurité sociale et de retraite).

         En France, les chiffres de la  comptabilité nationale, et des enquêtes réalisées par l’INSEE à partir d’un échantillon de déclarations fiscales,  permettent de globaliser l’ensemble des revenus disponibles des ménages et de calculer un certain nombre d’agrégats : le revenu moyen disponible par ménage (34 450 euros en 2008); le montant et la composition du revenu moyen par tranches d’âge ;  le niveau de vie moyen annuel par individu (22 110 euros en 2010), le revenu médian par individu ( environ 1600 euros) et le seuil de pauvreté monétaire pour un individu ( 950 euros par mois). L’ensemble de ces travaux permet de nourrir la réflexion sur les inégalités de revenus et la pauvreté.

         Les grandes tendances dégagées par les études de l’INSEE depuis 1945 sont les suivantes :
- Les revenus disponibles et le pouvoir d’achat augmentent globalement, même si certaines catégories en profitent moins que d’autres.
- La composition des revenus des ménages se transforme profondément : la part des revenus primaires diminue régulièrement, au profit de celle des revenus de transfert.
- L’inégalité des revenus a globalement diminué jusqu’en 1980, s’est stabilisée jusqu’aux années 1990, pour augmenter à nouveau depuis lors.
- La baisse de la pauvreté dans l’ensemble de la population, en particulier chez les personnes âgées, mais nuancée par l’apparition d’une nouvelle pauvreté, liée à la précarité. En France, le seuil de pauvreté, calculé à 60% du revenu médian, est de 950 euros par mois en 2008. Le taux de pauvreté (nombre de personnes situées en dessous du seuil) est de 13% de la population en 2008, contre 18% en 1970.

         En Polynésie Française, le seuil de pauvreté a été calculé par l’ISPF , à partir d’une enquête sur les conditions de vie des ménages des Iles du Vent, réalisée en 2009 sur un échantillon de 1000 ménages de Tahiti et Moorea (qui regroupent 3 / 4 de la population de PF). Ce seuil de pauvreté a été établi à 49 000 xpf par mois (soit 408 euros), et prés de 20% des individus ont un revenu situé en dessous de ce seuil, contre 18% lors de la précédente enquête de 2001.

         Les écarts de revenus entre les ménages peuvent être corrigés par une politique de redistribution des revenus mise en place par les pouvoirs publics. Dans les « Etats providence » comme la France, ceux-ci s’efforcent de réduire les inégalités de revenus au moyen de l’impôt. L’IRPP, qui est un impôt progressif, opère  un prélèvement sur les plus riches, dont le produit est redistribué en faveur des plus pauvres, sous forme de prestations sociales (les revenus de transfert). L’importance de cette redistribution est un choix politique, qui distingue significativement les partis de droite de ceux de gauche, selon la terminologie habituelle.

3° Les utilisations de l’argent gagné
          
         Le revenu est d’abord dépensé pour la consommation. L’épargne est la partie du revenu qui n’est pas consommée. La comptabilité publique calcule annuellement le taux d’épargne des ménages : ce taux est le rapport entre le montant global de l’épargne et le montant du revenu brut disponible.
En France, le taux d’épargne des ménages a baissé régulièrement depuis 30 ans, de 19,4% en 1970 à 15,4% en 2008, en raison d’une progression de la consommation supérieure à celle des revenus. A noter toutefois une inversion de tendance en 2009 : le taux d’épargne  est remonté à 16,2%. Ceci est du sans doute due aux inquiétudes nées de la crise économique, qui a favorisé ce qu’on appelle l’épargne de précaution.
L’argent épargné peut être employé sous diverses formes : soit en épargne liquide (comptes d’épargne tels le CSL, le Livret A ou le Livret Jeune), soit en épargne investie dans des placements (tels le PEL ou les valeurs mobilières) ou investie des achats immobiliers. En 2009, le taux d’épargne des ménages français est constitué principalement d’investissements immobiliers (8,2%), toujours supérieurs à l’épargne liquide et financière sous forme de placements (6,8%).

         La question des facteurs qui inciteraient les individus à privilégier la consommation ou l’épargne, fait l’objet d’une querelle doctrinale entre deux écoles de pensée : l’école néoclassique et l’école keynesienne.
         Pour les économistes néoclassiques, le niveau d’épargne est déterminé par le taux d’intérêt. Si celui-ci est élevé, l’individu est incité à épargner, puisque cette épargne lui procurera des revenus futurs importants. C’est donc l’épargne qui précède et détermine la consommation.
Pour l’économiste anglais John Keynes et ses adeptes, le niveau d’épargne n’est pas déterminé par le taux d’intérêt, mais par le niveau de revenus de l’individu. Celui-ci consomme d’abord et attribue le reste de son revenu à l’épargne : c’est donc la consommation qui précède l’épargne. Plus le revenu augmente, plus l’épargne s’accroît. Keynes a théorisé la fameuse « propension marginale à épargner », qui mesure la proportion d’augmentation de l’épargne par rapport à l’augmentation du revenu.
        
         La répartition des revenus entre la consommation et l’épargne joue un rôle important sur la conjoncture économique globale d’un pays. En effet, si l’épargne est faible, cela peut menacer l’investissement et donc la croissance économique à long terme. A contrario, si l’épargne est forte, on peut craindre un ralentissement de la consommation, et donc de la croissance économique à court terme. La limite est donc étroite entre le trop d’épargne et l’insuffisance d’épargne, et ce débat constitue la ligne de partage entre, d’une part les politiques économiques de l’offre (des libéraux) qui privilégient l’épargne longue et l’investissement, et d’autre part les politiques économiques de la demande (des sociaux-démocrates) qui donnent la priorité à la consommation.

4° L’argent que l’on accumule

         Comme a l’a vu plus haut, l’argent épargné et accumulé est utilisé pour constituer un patrimoine. Le patrimoine est composé de l’ensemble des biens possédés par un individu ou un ménage à une date donnée. Ces biens sont de différente nature : de l’argent-monnaie sous forme de placements bancaires ou financiers ; des biens immobiliers sous forme de terrains, de maisons ou d’appartements ; des biens mobiliers sous forme de bijoux, de meubles ou tableaux entre autres. Certains éléments de patrimoine génèrent des revenus, qui viennent à leur tour augmenter la valeur du patrimoine : intérêts sur placements, loyers de biens immobiliers.

         Les pouvoirs publics cherchent à connaître les patrimoines et leur répartition entre les individus ou les ménages. C’est le rôle de l’INSEE en France, qui réalise régulièrement des enquêtes sur le patrimoine des ménages, à partir des déclarations fiscales (ISF et déclarations de succession). Ces travaux permettent d’analyser les inégalités de patrimoine. La dernière enquête disponible date de l’année 2004, et mettait en lumière les traits suivants :
- La composition du patrimoine moyen des salariés : 77% de biens immobiliers et 21% d’actifs financiers
- Les montants détenus de patrimoine : les ménages possèdent en moyenne 165 000 euros, mais seulement la moitié d’entre eux a un patrimoine supérieur à 98 000 euros (patrimoine médian).
- Le patrimoine est très inégalement réparti dans la population : les 5% les plus fortunés possèdent le tiers de la richesse du pays, et les 10% les plus riches 46% de la fortune nationale. Les 50% les moins fortunés ne possèdent que 7% du patrimoine français.

         La tendance générale est toutefois à la réduction des inégalités de patrimoine depuis 1945, en particulier grâce au développement de l’accession à la propriété du logement principal : en 2004, 56% des français possèdent leur résidence principale. Cette tendance s’est prolongée depuis lors (au rythme de 1% par an), grâce au développement du crédit immobilier et à la baisse des taux d’intérêt.

5° L’argent que l’on emprunte

         La notion d’argent n’est pas seulement induite par celui qu’on gagne, et que l’on épargne. L’argent peut également être obtenu par l’emprunt, dans le but de financer l’acquisition de biens de consommation ou de biens immobiliers.
         Le crédit à la consommation, accordé par les établissements bancaires, permet de disposer immédiatement d’une somme d’argent qu’on ne possède pas, afin de satisfaire un besoin de consommation. Au lieu d’être différé dans le temps, au terme d’un effort d’épargne préalable, le besoin est immédiatement satisfait, grâce à cette création monétaire réalisée par le crédit de la banque. Le crédit est remboursé sur une période de 1 à 5 ans, selon l’objet financé.
         Le crédit immobilier permet d’acheter un appartement ou construire une maison et de devenir propriétaire de son logement. Au lieu de payer des loyers à un propriétaire, on rembourse des échéances mensuelles de crédit durant une longue période (15 à 25 ans).
         La Banque de France publie annuellement le taux d’endettement des ménages, c'est-à-dire le rapport entre d’une part les charges de remboursement de tous les emprunts, et d’autre part le montant des revenus des emprunteurs: ce taux augmente régulièrement : 32% en 2008, contre 28% en 2000

         Le crédit s’est fortement démocratisé depuis les réformes Debré (ministre des finances de l’époque) de 1966/1967.Ces réformes ont ouvert les banques à la clientèle des particuliers, et ont été le point de départ de la bancarisation progressive de la société française. En 2010, plus de 90% des individus de plus de 15 ans détiennent un compte en banque.

         L’argent « créé »  par le crédit présente incontestablement des avantages, mais peut entraîner des conséquences négatives.
         Au plan micro-économique, il permet à l’emprunteur d’anticiper l’acquisition des biens et d’accélérer le confort de vie. A contrario, le crédit, et surtout le crédit à la consommation, surtout utilisé par les ménages les moins fortunés, conduit parfois au surendettement, situation dans laquelle l’emprunteur est dans l’impossibilité de rembourser ses emprunts. A fin juin 2010, prés de 800 000 ménages français sont en surendettement, et font l’objet d’une procédure collective destinée à remédier à cet état. Près de 200 000 nouveaux dossiers sont déposés tous les ans auprès de la Banque de France.
         Au plan macro-économique, le crédit, en favorisant la consommation des ménages, soutient la production des entreprises ou la construction immobilière, et donc la croissance et l’emploi dans les secteurs concernés. A l’inverse, une progression trop rapide du crédit dans un pays donné, peut générer une forte inflation : c’est le cas quand le crédit augmente plus vite que les capacités de production, entraînant un déséquilibre entre l’offre et la demande de biens.

6° La couleur de l’argent

         On ne peut terminer le tour d’horizon des différentes représentations économiques et monétaires de l’argent, sans évoquer la couleur de cet argent. En effet, si la grande majorité des transactions, des revenus et des patrimoines ont une origine honorable et propre, un certain nombre ont une provenance illégale : fraude fiscale, trafic de drogue, trafic d’armes, corruption, activités mafieuses…
Cet argent sale, issu de la finance « noire », cherche à retrouver une apparence propre et honnête pour pouvoir être utilisé sans être repéré par les services de police : ce processus est dénommé le « blanchiment d’argent ».
         A l’inverse, certaines organisations peuvent vouloir développer des activités illicites, en convertissant de l’ argent « propre » en fonds occultes, qui devient donc de l’argent noir. Cette opération est appelée le « noircissement d’argent ».

         Le blanchiment d’argent est la technique criminelle la plus courante. L’expression viendrait du procédé utilisé par le gangster américain Al Capone pour recycler l’argent de ses trafics mafieux : il l’investissait dans l’achat de blanchisseries à Chicago. D’ou l’expression « passer l’argent sale à la lessiveuse » ! Il existe de multiples méthodes pour blanchir de l’argent noir : les plus usitées sont le dépôt d’argent liquide sur un compte bancaire ; l’achat de fonds de commerce ; l’achat de biens de luxe au comptant ; achats de jetons de casinos,etc…Avec la mondialisation des échanges de capitaux, la lutte contre le blanchiment d’argent est organisée par tous les gouvernements, dans le cadre d’une coopération internationale : le GAFI ( Groupe d’Action Financière) est un organisme intergouvernemental, basé à Paris, qui regroupe 34 pays, dont ceux du G20, qui publie des recommandations pour prévenir le blanchiment de capitaux et lutter contre le financement du terrorisme. De son côté, la Commission Européenne a adopté plusieurs directives, transposées en France sous forme de lois.

         Ces lois imposent un certain nombre d’obligations aux professions directement concernées par la LAB (Lutte Anti-Blanchiment), par ce qu’elles sont utilisés par les fraudeurs : en première ligne les banques , mais aussi les professions juridiques (notaires,avocats,administrateurs judiciaires), les agents immobiliers, les comptables, les casinos, les bureaux de change. Tous ces professionnels sont assujettis à une obligation de vigilance et de déclaration de soupçon, dans le cas ou ils ont des doutes sur l’origine des fonds qui leur sont confiés. Cette déclaration de soupçon doit être faite, confidentiellement (et sans en informer le déposant) à un organisme public du Ministère des Finances, TRACFIN. Celui-ci mène une enquête sur l’opération signalée, et transmet éventuellement le dossier à la justice si le soupçon est confirmé. En 2009, plus de 17 000 déclarations de soupçons ont été faites (dont environ 80% par les banques), et prés de 400 dossiers transmis au Parquet.  La non déclaration de soupçon est punie de sanctions pénales très sévères (5 ans de prison et 375 000 euros d’amende).

         Le noircissement d’argent est utilisé dans deux situations très différentes. La première concerne le financement du terrorisme : de multiples dons de faible montants (pour ne pas attirer l’attention), issus de revenus parfaitement légaux, sont déposés sur des comptes bancaires, puis transférés dans un pays étranger au profit d’une organisation pseudo caritative ou cultuelle, qui cache en réalité  un groupe terroriste. La seconde concerne les grandes entreprises internationales, qui utilisent leurs revenus « propres » pour verser des commissions occultes, dans le but d’obtenir un gros contrat (par la corruption de fonctionnaires ou de personnalités politiques). L’argent propre est devenu de l’argent noir.

         Nous avons en tête de récents exemples de ces changements de couleur de l’argent, aussi bien en Métropole qu’en Polynésie Française !




                                     


DEUXIEME PARTIE


LA DIMENSION MORALE ET SOCIALE DE L’ARGENT
                                      L’odeur de l’argent



         L’argent ne se réduit pas à ses fonctions économiques et monétaires. Il est en effet revêtu de nombreuses valeurs morales et culturelles, souvent d’origine religieuse, qui en font un fait social. L’argent est beaucoup plus que la monnaie, qui en est son support matériel ; c’est aussi une institution morale et sociale. Après avoir fait un tour d’horizon des différents jugements moraux sur l’argent au cours de l’histoire, nous aborderons donc sa dimension sociale. Dans les rapports entre groupes sociaux comme dans les interactions plus intimes entre individus, on constate que l’argent est « marqué », et qu’il a fréquemment, contrairement au dicton, une certaine odeur. 

1° La condamnation morale de l’argent

         Les individus entretiennent avec l’argent des sentiments souvent contradictoires et complexes. L’évocation de l’argent reste souvent discrète et embarrassée, même si tout le monde cherche à en gagner. Cette attitude ambivalente est liée à l’histoire, et aux jugements hostiles des philosophes ou autorités religieuses dans le passé.

         Déjà dans l’Antiquité, le philosophe grec Aristote, dans son livre sur « La Politique » critiquait l’accumulation de l’argent, qui tend à devenir une fin en soi, au lieu de simplement permettre la satisfaction des besoins en permettant l’échange. Il condamnait la pratique du prêt à intérêt : « il est totalement contre nature d’obtenir un gain de la monnaie elle-même, alors que la monnaie a été inventée en vue de l’échange ». Cette condamnation d’Aristote a beaucoup influencé la pensée de l’argent en Occident.
        
Le christianisme, et plus particulièrement le catholicisme, a multiplié les reproches adressés à l’argent. Nombreux sont les passages des Evangiles qui condamnent les riches. Les plus significatifs sont ceux de Luc : « vous ne pouvez servir Dieu et Mammon » (nom qui personnifie l’argent) ; et de Marc « il sera plus difficile pour les riches d’entrer dans le Royaume des Cieux, qu’à un chameau de passer par le trou d’une aiguille ». Dans la tradition chrétienne, la pauvreté a toujours été valorisée, à l’image des ordres monastiques des franciscains ou dominicains créés au 12ème siècle. La morale chrétienne condamne l’amour excessif de l’argent pour deux raisons : d’une part l’avarice ne peut rendre le « pécheur » heureux sur terre car la passion de l’argent est insatiable ; d’autre part la richesse est condamnée comme une insulte faite aux pauvres.
        
Cette condamnation morale de l’argent se diffuse dans le monde chrétien au Moyen Age. Thomas d’Aquin, moine dominicain du 13ème siècle, est considéré comme un des principaux maîtres de la théologie catholique ; dans son ouvrage intitulé « La somme théologique », il perpétue la distinction d’Aristote, entre l’usage naturel de l’argent, destiné à se procurer les besoins essentiels à la vie, et l’usage contre nature qui consiste à échanger l’argent contre l’argent en vue de réaliser un gain. A la même époque, l’Eglise catholique condamne le prêt à intérêt : tout prêt donnant lieu à un remboursement supérieur au montant principal est considéré comme « usuraire », et est proscrit. Cet interdit religieux de l’usure, jusqu’au 17ème siècle, constituait bien sûr un obstacle au développement économique ; la solution à ce dilemme consista à abandonner la pratique du prêt d’argent à la communauté israélite.

         En effet, dans la Bible hébraique, comme dans le Coran d’ailleurs, la richesse est considérée comme un signe de bénédiction divine : la richesse est bonne en soi, car elle rend possible l’offrande au Temple, permet d’apporter une aide aux pauvres, et libère du temps pour l’étude de la Bible. Le prêt à intérêts est autorisé par les textes (sauf entre juifs), de même que le profit commercial.

         Il faudra attendre le 16ème siècle, et la Réforme protestante de Luther et Calvin, pour assister à une rupture avec la méfiance traditionnelle à l’égard de l’argent. La Réforme introduit en effet une nouvelle vision du monde, dans laquelle la valorisation de l’argent devient un devoir impératif pour l’homme. Pour le théologien français Jean Calvin (1509-1564), la richesse ou la réussite financière n’est plus envisagée avec méfiance, car elle est au contraire un signe de la bénédiction divine. Cette nouvelle conception de l’argent a été déterminante pour la suite de l’histoire économique et sociale et pour le développement du capitalisme en Occident d’abord et ensuite dans le reste du monde.

         La réprobation morale de la richesse et de l’avarice n’est pas restée cantonnée dans la sphère religieuse. Les grandes œuvres littéraires multiplient les représentations négatives de l’avare : du poète italien du 14ème siècle Dante Alighieri , dans son ouvrage majeur intitulé « La Divine Comédie », jusqu’aux moralistes français du 17ème siècle, Molière et La Bruyère, les condamnations du personnage de l’avare sont nombreuses.

         Les romanciers du 19ème siècle perpétuent et élargissent cette réprobation morale. Dans son roman « Eugénie Grandet », Honoré de Balzac fait du père Grandet un archétype de l’avare. Des livres aussi célèbres que « Bel Ami » de Guy de Maupassant, ou « L’Argent » de Emile Zola, décrivent un monde de l’argent dominé par l’immoralité et les scandales : la recherche débridée de l’argent ne met pas seulement en danger les individus, mais menace toute la société. La condamnation religieuse de l’argent s’est transformée, chez ces auteurs, en une critique sociale beaucoup plus large.

2° La dimension sociale de l’argent

         A l’opposé de certains économistes libéraux, comme Adam Smith déjà cité, ou l’anglais John Stuart Mills (19ème siècle), qui ont développé une conception neutre et purement « matérielle » de l’argent, d’autres auteurs ont voulu insister sur la dimension sociale de l’argent. Le sociologue français François Simiand, dans son livre « Le salaire, l’évolution sociale et la monnaie » publié en 1932, a qualifié l’argent de réalité sociale : « on ne peut séparer l’argent des ensembles sociaux dans lesquels il circule , et il faut l’analyser à travers l’étude de ses représentations intellectuelles et affectives dans les différents groupes sociaux ».

         L’économiste Keynes s’est également démarqué de la conception « neutraliste » de la monnaie. Dans son livre « Théorie de l’emploi et de la monnaie » écrit en 1935, il a développé une conception qui intègre les facteurs  psychologiques dans le comportement des individus et des groupes sociaux, dans leurs rapports avec l’argent. Selon cet auteur, les utilisations de l’argent ne sont pas seulement fondés sur des choix rationnels, mais aussi et surtout sur des réactions affectives ou parfois pulsionnelles ; ces réactions sont elles mêmes déterminées par l’appartenance socioculturelle des individus. La détention d’argent apaise l’inquiétude de certains individus devant l’avenir, et Keynes la définit « comme un lien entre le présent et le futur ».
        
         On ne peut évoquer la dimension sociale de l’argent sans citer deux auteurs célèbres, bien que leurs théories, plus philosophiques que sociologiques, aient pris de l’âge. Le sociologue Georg Simmel, a consacré un chapitre de son ouvrage déjà cité « La philosophie de l’argent », publié en 1900, au lien entre l’argent et la liberté individuelle : la possession d’argent aurait un pouvoir désaliénant, en libérant les personnes des liens personnels et des obligations sociales, qui sont prégnants dans les sociétés traditionnelles (exemple des tribus canaques). Grâce à l’argent, l’homme moderne est émancipé de nombreuses attaches, puisque son lien avec ses contemporains se fait par l’intermédiaire de l’argent. Cependant, la libération offerte par l’argent a pour contrepartie l’affaiblissement des liens familiaux ou  communautaires traditionnels.

         Le célèbre Karl Marx, dans son non moins  célèbre ouvrage « Le Capital », publié en 1867, décrit le processus historique et sociologique de l’argent. Tout le monde connaît la condamnation marxiste de l’accumulation de l’argent, et donc de la domination des détenteurs du capital sur les prolétaires, avec les bouleversements sociaux que cela génère. Pour Marx, l’argent n’est pas neutre, et affecte profondément les rapports sociaux.

         Abordons maintenant une autre question à propos de l’argent : celui-ci est-il synonyme de statut social? Au-delà des différences de niveau de vie et de modes de consommation entre classes sociales, peut-on dire que seule la
richesse économique et monétaire détermine le statut social d’un individu ?
        
Certains auteurs estiment que la richesse monétaire n’est pas suffisante pour définir la richesse en tant que position sociale. Le sociologue français Pierre Bourdieu (1930-2002) a consacré de nombreux ouvrages à l’étude des hiérarchies sociales et de leurs mécanismes de reproduction. Sa théorie s’oppose à la doctrine marxiste, selon laquelle les groupes sociaux se structurent à partir des processus de production économique, avec d’un côté les ouvriers et de l’autre côté la bourgeoisie capitaliste. Bourdieu pense que les groupes sociaux, et le statut social de leurs membres, sont en réalité déterminés par 4 types de capital et non par un seul :
Le capital économique, constitué des revenus et du patrimoine d’un individu.
Le capital culturel, constitué de l’ensemble des ressources culturelles d’un individu, c'est-à-dire son bagage scolaire et universitaire, ainsi que sa familiarité avec la culture générale de son pays.
Le capital social, constitué par l’ensemble des relations entretenues dans le cadre d’un réseau.
Le capital symbolique, enfin, synthétise toutes les formes précédentes de capital et procure une reconnaissance particulière , qualifiée de prestige, dans la société.
         Si Bourdieu pense que le capital économique et le capital culturel sont les deux formes de capital les plus importantes dans nos sociétés, il estime que les relations et le prestige jouent un rôle non négligeable dans la position sociale des individus. L’argent n’est donc pas le seul « marqueur » social, qui trace les frontières symboliques entre les individus et les groupes sociaux.

         Un exemple en est proposé par l’auteur américain David Brooks, dans son livre « Les bourgeois-bohèmes » publié en 2000, qui a débouché sur le terme de « bobos ». L’auteur caractérise les groupes sociaux non pas en fonction de leur richesse économique, mais selon les valeurs intellectuelles et culturelles qu’ils partagent. Il s’agit d’une nouvelle forme de bourgeoisie, pas forcément riche de patrimoines ou de revenus élevés, qui apparaît à côté de la bourgeoisie traditionnelle, qui fondait sa cohésion sociale sur sa richesse économique.

         Bien évidemment, toutes ces théories ont fait l’objet de critiques, mais elles font partie du « capital culturel » qu’un candidat au concours des IEP se doit de connaître.

3° L’odeur de l’argent

         Pour terminer cette revue de détail des représentations morales et sociales de l’argent, je voudrais aborder la question de l’usage de l’argent dans la sphère privée. J’utiliserai pour cela les travaux d’une sociologue américaine, Viviana Zelizer, enseignante à l’Université  de Princeton. Dans son livre « The social meaning of Money » publié en 2004, cette auteure analyse la circulation de l’argent dans les familles, et démontre que « l’argent a une odeur, et que ses utilisateurs se l’approprient et le colorent de significations sociales, culturelles ou affectives ». Pour Zelizer, l’argent est marqué par les différents membres de la famille, selon son origine, sa fonction ou son utilisateur. L’odeur de l’argent correspond à la signification sociale que chacun lui attribue, selon sa situation dans le cercle familial.
         Par rapport à l’origine : l’argent n’a pas la même odeur selon qu’il est gagné par le travail (salaire, honoraires…), qu’il est reçu en cadeau (donation des parents, étrennes …), qu’il est gagné grâce à un jeu de hasard ( loterie, casino…), qui sont toutes trois des origines légales. Si l’origine de l’argent est illégale (fraude, trafic, détournement, vol), il aurait une toute autre odeur et produirait des comportements différents.
         Par rapport à sa fonction : l’argent n’a pas la même odeur selon que sa fonction est utilitaire (loyer, nourriture, chauffage…) ou ludique (sports, loisirs…).
         Par rapport à ses utilisateurs enfin : l’argent du mari qui travaille et gagne un revenu, l’argent de l’épouse mère au foyer  qui dépend de ce que lui donne le mari, et l’argent de poche des enfants, eux non plus n’auraient pas la même odeur.
         Les travaux de Viviana Zelizer , basés sur l’étude des comportements des ménages américains entre 1870 et 1930, ont pour mérite d’apporter une confirmation de la dimension morale et sociale de l’argent.

         En guise de conclusion, je voudrais citer quelques lignes du livre de 2 universitaires français Damien de Blic et Jeannne Lazarus, « La sociologie de l’argent » paru en 2007 : « la monnaie n’est pas un solvant uniformisant, qui aplanirait les relations sociales. Les valeurs, la morale, les relations interpersonnelles participent aux échanges monétaires, qui ne constituent donc pas une sphère autonome obéissant à une rationalité indépendante de tout enjeu social ».